« La dictature / n'est pas un état exceptionnel, / l'exception est lorsqu'elle n'existe pas, / quand ce n'est pas une dictature, / mais un espace libre. // Non, on manque d'explication / pas pour l'existence de la dictature, / mais pour / son absence temporaire, / lorsqu’elle n’existe pas, / si elle s’absente ; / mais je doute / qu' elle n'existerait pas / quand elle est absente... »
Pendant vingt ans, j'ai porté dans mon âme une histoire très personnelle, qui en fait ne peut être racontée, du moins c'est ce que je pensais. Un jour, j'ai reçu une proposition du Théâtre National de Budapest, et j'ai décidé que je ne la reporterai plus, je rendrai l'histoire publique, advienne que pourra.
En 1989, ma femme et moi attendions notre troisième enfant, la date de naissance était très proche, lorsque le fœtus a décidé de ne pas sortir à la lumière du jour. Il est mort dans le corps de sa mère. Il a tout abandonné avant de naître, comme l'autre moi de Beckett, qui dit son monologue dans le ventre de sa mère, refuse de naître, et finalement naît directement dans la mort, le Vendredi saint.
Cela faisait déjà quatre ans que j'étais considéré comme un ennemi du régime en mon propre nom, pas seulement comme le fils de mon père qui avait été emprisonné. Notre maison a été dévastée, on m’enfermait dans des salles de la police pour des périodes plus ou moins longues et, une fois libéré, j'étais poursuivi partout.
Notre enfant serait né le jour de Noël, il serait arrivé avec la Révolution, mais notre Noël n'était pas une fête de la naissance, mais la fin d’une année terminée par la mort de l'enfant. Son cœur s'est arrêté de battre, il ne bougeait plus, il a vécu sa vie qu'il n'avait même pas commencée – qui peut comprendre cela?
Il aurait dû naître ainsi, mort comme il était, mais il a catégoriquement refusé de le faire. Et nos médecins ne sont pas intervenus, invoquant l'interdiction stricte de l'avortement. Une fausse couche résoudra la situation – nous disaient-ils.
Mais l'avortement ne voulait pas se produire.
Les jours passaient, je leur ai demandé de faire quelque chose, mais ils ont désigné du doigt le gardien de sécurité au bout du couloir ; ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire et que j’aurais pu être plus compréhensif. La dictature règne aussi sur le corps, elle ne se contente pas de la mutilation de l’âme. Elle utilise surtout le corps de la femme, pour le dégrader avec les méthodes les plus horribles et sans scrupules. Tout comme le corps des enfants et des personnes âgées.
Une belle femme comme un cercueil ambulant : le summum de l'horreur.
C'est là que j'ai commencé le compte à rebours des jours. J'ai appris le mot « septicémie » et l’expression « choc septique » – des mots qui me hantent toujours.
Tu devrais partir, beau petit homme, sans emmener personne avec toi, les vivants avec les vivants, les mort avec les morts.
Pornographie: n'espérez pas, chers spectateurs, vous ne verrez pas d'acteurs nus sur scène.
Pornographie: n'espérez pas, chers spectateurs, vous ne verrez sur scène que de la nudité, la débauche de la pornographie politique.
Porno: un nom conspiratif fictif qui ne cache pas la réalité, mais il la découvre et la viole.
Aucun de nous ne peut échapper à l'effet de la pornographie politique, même les aveugles voient ce qui se passe : le vote ne leur suffit jamais, ils ont besoin de notre corps, de nos pensées, de notre âme, de la pièce dans laquelle on dort. Les espaces les plus intimes de notre vie ne font pas exception non plus, il n'y a pas d'excuses, même au lit vous êtes trois : vous, votre bien-aimée et le dirigeant bien-aimé du pays.
Il faut se mettre devant ses enfants et leurs enfants, on doit leur raconter notre histoire. Éliminer la dictature de la langue que nous parlons, de nos yeux, de nos contacts, de nos cellules. Tant que nous ne le ferons pas, nous vivrons sous la dépendance de la dictature. Il n'y a rien de plus courageux que de dire l’histoire de sa propre lâcheté.
De chaque texte que j’ai écrit, j'en connais moins que les acteurs qui font sortir les mots de l'absurdité au prix de leur corps, de leur sang et de leur souffle – et leur donnent une vraie vie. Je regarde le spectacle, je me transforme sans m’apercevoir d'auteur en spectateur, comme tout le monde autour de moi. J'oublie que c’est moi qui a écrit la pièce. Je ne peux pas imaginer une transformation plus heureuse.
András Visky